ENTRETIEN AVEC CLAIRE POMMET
Jeanne est votre premier rôle au cinéma. S’agit-il d’une envie qui vous tenait à coeur ?
Enfant, je voulais être actrice. À l’âge de sept ou huit ans, j’ai fait une année de théâtre dans une petite compagnie à Lyon. À la même époque, j’ai passé quelques castings. Je me souviens en particulier d’une audition pour La Môme qui m’avait un peu perturbée. Avant de passer l’essai, les yeux des petites filles étaient examinés à la lumière du jour. S’ils n’étaient pas de la bonne couleur, inutile d’aller plus loin. Peu importait la performance, c’était le physique qui comptait. J’ai arrêté de faire des castings après ça. Je me suis mise à la musique quelques années plus tard, au lycée, ce qui ne m’a pas laissé le temps de penser à autre chose. Le confinement et le temps libre qu’il m’a offert ont ramené cette envie d’enfance.
Est-ce que le cinéma vous permet d’explorer des champs que la musique ne permet pas ?
Complètement. Le rôle de Jeanne, et le fait de porter un film sur mes épaules avec une présence dans chaque scène, c’est une sensation entièrement nouvelle. Jouer requiert un état proche de la méditation. Quand tu es filmée, tu es obligée d’être dans le personnage, tu ne peux pas penser à autre chose. Ça m’a appris à lâcher prise, à arrêter de me regarder et de me juger. C’est différent sur scène : parfois, je peux me mettre à penser à autre chose et le public ne le verra pas forcément.
Un endroit d’authenticité ?
Oui, mais d’altérité aussi. Jouer un personnage que je ne suis pas, trouver d’autres vies parallèles que je ne vivrai jamais, c’est quelque chose que je voulais absolument expérimenter. Je ne voulais pas d’un rôle de musicienne, de chanteuse, d’une personne qui ressemble à ce que je suis dans la vie. J’en ai discuté sur le tournage avec Niels Schneider. Pour lui c’est exactement ça : faire du cinéma pour vivre d’autres vies. C’est ça que je recherche au cinéma : l’état méditatif constant, le rapport au présent hyper fort, et ce droit à être quelqu’un d’autre. Je me suis littéralement mise dans la peau de mon personnage.
Avez-vous développé une technique au cours du tournage ? Est-ce que vous rentriez dans le personnage à partir de ses états psychologiques, ou davantage à partir des actions à effectuer ?
Je me souviens qu’Anna Mouglalis m’a donné un conseil qui m’a énormément aidée. Pour elle, un personnage, ce n’est pas seulement ses répliques écrites, mais aussi tout ce que personnage se raconte, ses pensées, sa vie intérieure. Entre les répliques, il y a toutes ces pensées à inventer, et je me souviens avoir rapidement appliqué cette règle. Ça me forçait à être constamment avec ce personnage, à trouver une vérité dans ses expressions, un sens à son histoire. Un personnage n’est pas une enveloppe vide remplie de répliques de théâtre, c’est vraiment une entité avec des pensées propres.
Que pensez-vous de l’idée qu’a Héléna Klotz de s’entourer de gens qui ne sont pas nécessairement des professionnels du cinéma mais viennent d’autres champs de l’art, non seulement au casting mais dans son équipe technique ?
Je pense qu’Héléna, au-delà d’être une réalisatrice et une scénariste, est une artiste, une créatrice, qui ressent donc en tant que telle une proximité avec d’autres créateurs. Pour moi, c’était hyper intéressant de travailler avec des artistes et notamment des femmes, parce que c’est une façon de mêler des approches et des perspectives différentes.
Qu’avez-vous pensé du personnage de Jeanne en lisant le scénario ?
Je me souviens avoir pensé que c’était un personnage qu’on n’avait pas beaucoup vu. Dans mon travail, que ce soit dans le type de musique que je fais, dans les thèmes que j’aborde, dans mon identité, j’essaie de trouver une place pour des gens qui n’ont peut-être pas encore vraiment été représentés. Jeanne prend une place dans des milieux où personne n’est comme elle, que ce soit la caserne ou la finance. Je me suis identifiée à sa position dans la société, à son ambition et à son envie de transformer sa condition, son genre, son âge.
Et tous les personnages qui gravitent autour d’elle étaient si bien écrits. Au tout début, la relation entre mon personnage et celui de Niels m’a un peu déstabilisée. C’est un film qui parle d’une ambition féminine, qui parle du genre, qui parle aussi de la réparation et des injonctions, du fait d’être une jeune femme et d’avoir expérimenté de la violence ou des agressions sexuelles. Héléna est très fine dans sa manière d’aborder ce sujet de société. C’était important pour moi qu’il soit traité avec délicatesse, dans une forme d’apaisement de mon personnage.
La lettre que vous avez publiée dans Médiapart le 11 février 2021 – « De là où je suis, j’ai décidé de dire les choses » pour évoquer les violences sexistes et sexuelles qui minent l’industrie musicale – semble avoir été une raison décisive dans l’envie qu’a eue Héléna Klotz de travailler avec vous.
Oui, elle recherchait une personne engagée. De par mon identité, la nature de mes chansons, je suis nécessairement politisée et politique. Plutôt que de me terrer, j’embrasse cette condition. J’essaie toujours de susciter les discussions. Même si Jeanne n’est pas un personnage militant, la place qu’elle occupe dans le monde est politique : cette idée de briser les codes, de sortir des cases, de créer sa propre féminité, cette idée aussi d’avoir été agressée et de le dire. Pour moi, cette lettre était une façon de dire à la personne concernée et à toute l’industrie musicale ce que j’avais vécu et que plein de gens vivent. Il y a beaucoup de similitudes entre ma position et celle de Jeanne, même si le milieu est différent.
Le milieu de la finance est un endroit intéressant pour un personnage politique. Aviez-vous un rapport avec ce milieu, ou le preniez-vous comme une métaphore ?
On a fait beaucoup de rencontres avec Héléna en amont du tournage. Des traders confirmés, et des jeunes femmes qui apprenaient le métier. Je pense que ce milieu peut servir de métaphore pour n’importe quel milieu de pouvoir et d’argent dans la société française. À ceci près que dans la finance, il y a des codes très anciens et précis, une hyper-hiérarchisation, ce qui est parfois plus flou dans le sport, la musique, ou le cinéma.
Pourriez-vous parler de la manière dont vous avez préparé ce rôle ?
Héléna a tenu à me montrer trois films, Mouchette de Robert Bresson, The Card Counter de Paul Schrader et American Honey d’Andrea Arnold, qui m’ont inspirée à trois niveaux différents. Pour The Card Counter, c’était une sorte d’opacité du personnage, l’idée de ne jamais rien laisser transparaître, et que le visage en montre le moins possible mais fasse pourtant passer des sentiments. Chez Jeanne, il se passe beaucoup plus de choses que ce qu’on peut lire sur son visage ou dans les mouvements de son corps, globalement limités. C’était un gros travail parce que j’ai naturellement tendance à bouger beaucoup et à être très expressive. Mouchette, c’était pour la trajectoire tragique du personnage féminin. Héléna m’a même dit qu’elle voulait que mon personnage conjure le sort de Mouchette, comme un acte de réparation intergénérationnelle. Enfin American Honey, c’était pour la relation entre la jeune fille et le personnage masculin, à la fois un peu malsaine et en même temps très adolescente, peu fluide mais intense. Ça m’a permis de réfléchir à la relation entre mon personnage et celui de Niels. En tout, le travail de préparation a duré un an. C’était assez vertigineux, j’étais presque plus terrifiée par la préparation que par le tournage. Mais ça a porté ses fruits, et en arrivant sur le tournage, j’avais toutes les clés pour sentir un peu de confort en jouant les scènes.
Comment vous voyez-vous choisir vos rôles à l’avenir ?
Il y a évidemment une question de timing qui pèse beaucoup dans la balance, je reste avant tout musicienne avec tout ce que cela implique. Et puis il y a cette envie de rôles et de films qui aient toujours des portées politiques, que ce soit dans l’histoire ou dans les personnages qui sont représentés à l’écran, dans l’écriture du scénario, le message qui est porté. Il y a aussi forcément l’idée que je me fais de ce qui est beau et émouvant. Ça, c’est de l’ordre de la sensibilité, de l’intime, de la confiance envers les créateurs et créatrices. Il y a l’envie de travailler avec des femmes cinéastes, parce que c’est ce que je fais dans la musique, que c’est incroyablement enrichissant, et qu’il y a tant de femmes réalisatrices qui n’ont pas accès à la même notoriété que certains réalisateurs.
Propos recueillis par Antoine Thirion